Colonialisme portuguais : un mythe d'exceptionnalisme européen


 Compte rendu de SUBRAHMANYAM Sanjay, The career and legend of Vasco da Gama, Cambridge, CUP, 1997, 400 p.

Dès ma petite enfance je possédais un livre sur l’exploration. Ce qui me fascinait davantage dans ses pages était la migration préhistorique dans tous les continents sauf l’Antarctique. À ma grande confusion une place centrale était dédié aux « grands » voyageurs du deuxième millénaire, souvent à l’instance d’une politique officielle, de Zheng He à James Cook, qui n’entraient pas dans ma vision d’un véritable explorateur à l’échelle individuelle, d’un humain qui découvre un habitat complètement nouveau. Plutôt, il s’agissait d’une rencontre entre cultures, où naît la possibilité de l’emprunt et de l’échange. C’est clairement à ce titre qu’on appréhende la carrière et la légende de Vasco de Gama, tracées dans cet ouvrage biographique, contextualisant et riche en informations.

Les thèmes principaux du livre sont à juste titre la construction mythique et les voyages d’un des voyageurs fortunés de l’époque, Vasco de Gama. Autour de lui s’intègre un monde de relations et de conflits entre familles nobles, lesquels, à la manière d’une ruche d’abeilles chaotique, s’affrontent à autrui. Sur les côtes est de l’Afrique et ouest de l’Inde les règles du jeu sont différents. Dans ce nouveau territoire on retrouve une pluralité de joueurs avec lesquels on tisse ses liens, ou auxquels on fait la guerre.

Des sept chapitres (dont les titres préfigurent la portée de la qualité littéraire du livre[1]), le premier et le dernier parlent des préjugés qui portent sur Vasco de Gama après sa mort ; et les cinq chapitres restant – le noyau dur démontrant l’incompatibilité de ce mythe avec nos connaissances – suit chronologiquement son parcours depuis sa naissance à Sines en 1469 (p. 62, chapitre 2) à l’an 1497, date du départ de son premier voyage en Inde, qui se termine pour lui en août/septembre 1499 (le voyage est raconté dans le chapitre 3) ; suite à un intérim au Portugal, le deuxième voyage de 1502 à 1503 est contextualisé (chapitre 4) ; une longue période sédentaire, entre 1504-1523, qui implique une phase de transformation, tout autant du caractère que de la conduite de Vasco de Gama, est retracée dans le chapitre 5, avant que le troisième voyage culminant le conduise à sa mort en 1524 à Cochin, dans le Kerala au sud de l’Inde (chapitre 6).

La manière de procéder de Sanjay Subrahmanyam est de partir d’une série de questions au chapitre premier (exigeant un certain prérequis) auxquelles personne n’avait encore donné de réponses satisfaisantes (p. 21) : Why was this obscure petty nobleman chosen by the ruler Dom Manuel to captain the expedition? Why was the expedition itself so small, even in comparison to the one that followed it, captained by Perdro Álvares Cabral (who ostensibly ‘discovered’ Brazil en route to India)? Why was there such a long interval between Bartholomeu Dias’s arrival at the Cape of Good Hope (1487), and the expedition to the Indian Ocean? Ces questions posent un problème difficilement abordable : celle de la prosopographie des nobles dans le royaume du Portugal, sur laquelle l’historiographie est lacunaire, d’où les plaintes récurrentes qu’on entend de la part de Subrahmanyam. Il a certainement raison de se plaindre, car, là où il est en manque de sources les personnages restent obscures, laissant le lecteur suspendu dans un vide, hâtivement repeint de noms – et de liens tissés entre ces noms –, mais sans véritable profondeur. Néanmoins, ce sont ces institutions du vieux Portugal qui sont particulièrement intéressantes à délimiter ; les ordres religieux et militaires, la monarchie et le statut de fidalgo ou nobilité et les titres de Conte, les liens de famille et de factions, ou encore les relations clientélistes entre soldats et commandants. Sans oublier l’omniprésence de la légitimation, ou faveur, pontificale qui rattache toujours les pays catholiques à Rome, jouant un rôle pour ces premières institutions mentionnées, ou bien de l’opportunité de s’enrichir en commerçant à travers la mer (ou de se faire accorder des privilèges par le roi, ce qui était le cas pour Vasco de Gama), en particulier pour la noblesse. Se façonnent aussi des institutions nouvelles à l’époque de Vasco de Gama en lien avec l’entreprise colonialiste dans l’Océan Indien : comme le gouverneur, le viceroi, les corsaires, etc. Subrahmanyam ne se laisse jamais trop importuner dans son ambition, ni par la complexité de ces institutions, ni par d’autres éléments (géopolitiques, commerciales, culturels, religieux, etc.). Toute son analyse est destinée à la reconstruction de la carrière du dit Admiral (un titre que ce dernier reçoit publiquement en 1502). Le détail est abondant, donnant l’impression d’un usage exhaustif des sources à disposition, telle est la dynamique qu’il entretient entre sujet et sources principales que, quand il partage ses conclusions sur un élément périphérique comme la géopolitique arabe, on aimerait bien en savoir plus.

Il s’agit donc maintenant d’entrer dans le vif du sujet qui s’insère dans des thèmes généraux, comme la nature de l’expédition, les décisions prises par Vasco de Gama, le regard mutuel porté par les Portugais et les acteurs[2] dans l’Océan Indien, les questions de factionnalisme intra-élitaire, la géopolitique qui intervient dans la présence des Portugais dans l’Océan Indien ainsi que dans son commerce (caractérisé par son hostilité), les conséquences plus larges de cette circulation d’hommes et de biens (carte 1) et, en fin de compte, la formation de sociétés nouvelles (parmi d’autres aspects, on pourrait encore ajouter celui de la centralisation ou non et de la volonté d’expansion ou non au sein des organes du pouvoir politique).

Carte 1 : Commerce dans l’Océan Indien à l’époque moderne (source : DuPlessis)

« THE LAST CRUSADE. Cœur-de-lion (looking down on the Holy City). “MY DREAM COMES TRUE” », 1917 (Source : Punch cartoons on WW1 ©Punch Limited)

Le deuxième chapitre aborde la nature de l’expédition, avec son arrière-fond, aux logiques diverses, y compris la logique militaro-religieuse des ordres de Santiago et du Christ. C’est à partir du troisième chapitre que tous les thèmes prennent forme. Un héritage des templiers en tant qu’organisation anti-Islamique maintenant son rôle dans la croisade contre les infidèles, mais s’inscrivant aussi dans une rivalité intra-catholique, la montée en puissance des ordres dans les guerres en Afrique du Nord au 15e s. l’imbrique étroitement dans le colonialisme. De plus, Subrahmanyam explique la présence des Portugais sur sa côte ouest, où ils cherchaient à aller de plus en plus vers le Sud (p. ex. l’expédition en 1487-8 de Bartholomeu Dias), par leur pressentiment de trouver des « chrétiens perdus », auxquels on pourrait s’allier pour combattre les « Maures » (une stratégie qui se concrétise au fur et à mesure de l’expansion, ciblant les Mamelouks). Cette tendance se voit renforcée suite à l’accession au trône de Dom Manuel en 1495, pour qui la capture de Jérusalem présentait un objectif aussi actuel qu’il était au Moyen Âge pour Richard cœur de lion, envisageant de s’allier avec l’Ethiopie (ou plutôt les enclaves inidentifiables des corps de chrétiens mythifiés adhérant au prêtre Jean). Jamais aucune ère n’a manqué de millénarisme eschatologique : de ce point de vue il est intéressant que Subrahmanyam attire l’attention sur le livre de Daniel de la Bible ainsi que le Joachimisme. Mais l’impression donnée d’une « dernière croisade »[3] peut-elle prendre assez en compte la spécificité de la notion de croisade ? Bien que, comme le dit Thomas Asbridge, entre l’an mille et mille trois cent elle subit une évolution, il faut lui accorder son caractère propre, avec sa promesse du salut individuel par le pèlerinage armé et la présence des prêtres sur le champ de bataille, etc.,[4] des éléments beaucoup moins relevés par Subrahmanyam que, par exemple, la simple haine envers les Musulmans (résultant dans une multitude d’atrocités) ; les initiatives de guerre sont justifiés ex post par la croisade catholique contre la « fausse et diabolique » religion de Mohammad dans la Suma Oriental de Tomé Pires, saluant la période intermédiaire belliqueuse d’Afonso de Albuquerque, auquel le livre de Duarte Barbosa fait contrepied, défendant les intérêts locaux des habitants de l'Inde. La question de continuité ou de rupture devient centrale lorsqu’on cherche une réponse qui aurait pour but de satisfaire la rigueur scientifique (laquelle reste insaisissable). Je finis par me demander, si on se retrouve avec Vasco de Gama dans une logique de croisade, alors quand aurait véritablement eu lieu la dernière croisade (v. titre de l’image, la Grande guerre, serait-elle aussi candidate ? ou même « l’impérialisme » d’Israël pour certains ?), quand se termine l’âge sombre des croisades, ce « Moyen Âge », serait-il sans fin ?

Pour le reste, je me borne à traiter l’analyse du personnage de Vasco de Gama et de ses actions. Ce qui ressort chez Subrahmanyam est que Vasco de Gama est clairement un mauvais candidat pour la tâche qu’on lui avait accordée, de par son caractère ainsi qu’à cause de ses ambitions. S’ajoute encore la rivalité, l’opposant aux intérêts de D. Manuel, démarrant dans le camp de Dom Jorge, puis s’éloignant de lui et de l’ordre de Santiago à partir des années 1499-1501. Ayant peut-être compris qu’il faut donner l’opportunité aux opportunistes, D. Manuel pense pouvoir s’ôter d’un sympathisant du camp adversaire en l’envoyant à un sort incertain, à l’instar de celui du charactère fictionnel Ragnar Lodbrok qui, lui, n’est, par contre, pas autorisé par le chef de clan Jarl Haraldson de partir à l’ouest en traversant la mer dans la série « Vikings » (après avoir réussi la traversée, Ragnar rivalise ce dernier, le tuant dans un duel). Tout de même, Vasco de Gama est décrit comme ayant un penchant vers la précaution et la violence, maîtrisant mal sa colère quand il pense être insulté par quelqu’un. Ses émotions sont présents plusieurs fois dans les sources décrivant son humeur générale à un moment donné d’un voyage quelconque (Subrahmanyam, qui maîtrise une multitude de langues, a l’habitude de reproduire en parenthèse les expressions qui sont à l’origine de certains passages). L’infâme massacre du bateau Mîrî aurait eu pour motif la rétribution contre l’attaque précédente sur les Portugais à Calicut. « [A]n eye for an eye and a tooth for a tooth » (p. 207). Mais en 1503, Vasco de Gama (dans une atmosphère de « bonhomie » croissante, p. 221) reçoit un ambassadeur de la caste Brahmine et décide d’aller à Calicut en personne depuis Cochin et rentre droit dans un piège (une décision presque fatale), à quel point il s’en tient à l’idée de se venger contre le Samudri. Aux yeux de Subrahmanyam, l’action de Vasco de Gama est une composante de la violence pragmatique exercée par la noblesse, qui représente une alternative au programme centralisateur et expansionniste royal, par ailleurs aussi le fils et successeur de D. Manuel, Dom João III, charge le nouveau gouverneur Dom Duarte de Meneses de mener la guerre. Les hostilités sont donc élargies à d’autres communautés (y compris les Mappilas), alors que le conflit se bornait aux marchands Musulmans (ou paradesis). L’exacerbation se faisant par la construction de forteresses (entre 1518-1521) pour contrôler certaines ressources clés. Vasco de Gama, plus puissant que jamais, garde sa stratégie habituelle, ne prévoyant pas comme D. João III l’expansion (démographique), mais le renforcement militaire et disciplinaire, mais en particulier moins de mainmise sur le commerce privé, celui-ci s’avérant pas moins militaire que clientéliste et népotiste (un népotisme assumé et omniprésent, même si on n’en parle pas dans les accusations contre D. Duarte de Meneses). Le rêve d’expansion s’est poursuivi après sa mort (se concrétisant entre 1529 et 1538 avec Nuno da Cunha, avec qui se terminent aussi les luttes factionnelles qui s’étaient ouverts à cause du vide laissé par la mort de Vasco de Gama). Mais pour revenir à la vie de Vacso de Gama, ses décisions suscitent un examen trop simpliste par l’auteur, pourvu qu’on demande tout d’abord une analyse rationnelle de ses actions, ce que les témoins n’offrent pas dans leurs écrits beaucoup trop réductionnistes. Le danger est d’interpréter les défauts du colonialisme en tant que défauts de caractère chez une seule personne ; une tel interprétation ignore la nature du projet lui-même (et potentiellement froidement plannifiée) ou les défauts autant présents chez les autres acteurs. Il faut, à mon avis, éviter d’émettre des hypothèses du type émotionnel ou dessiner un caractère figé, gardant les mentions sur ce sujet dans les sources comme anecdotiques, bien que corroborées en eux-mêmes, en fin de compte.

Pour un livre qui se veut biographique, les sujets ont une fraîcheur unique provenant de l’histoire globale. Mais pour ce qui relève du minutieux détail on éprouvera également de la satisfaction. Il reste à savoir : à qui s’adresse ce livre ? Sanjay Subrahmanyam vit dans un monde d’historiens comme Jean Aubin (mort en 1998, une année après la publication de Vasco da Gama), dont la publication d’un ouvrage magistral sur Dom Manuel, 1495-1521 : Le Portugal des Découvertes est annoncée dans une note de bas de page (p. 245), il en reste un recueil d’articles publié posthume en 2006 en trois volumes sous un autre titre, Le Latin et l’Astrolabe. Et n’échappe donc pas au cloisonnement d’un métier ritualisé (qu’il faut tenter d’échapper). Si moi, personnellement, je ne suis pas convaincu par l’utilité du genre biographique appliqué à Vasco de Gama, je peux néanmoins m’imaginer que l’aura impénétrable qui entoure ce personnage peut, avec ce livre, donner lieu à une désillusion précieuse dans un milieu culturel très spécifique. Mais finalement, cet exercice est aussi le produit d’une collaboration entre historien et éditeur, comme décrit dans la préface, en ce qui concerne les choix éditoriaux dans un intérêt commercial. En tous cas, l’exercice sert à l’expression intellectuelle de l’auteur qui le conçoit.

Bibliographie

ASBRIDGE Thomas, The Crusades: The Authoritative History of the War for the Holy Land, New York, Ecco, 2010.

CLIFF Nigel, The Last Crusade: The Epic Voyages of Vasco da Gama, New York, HarperCollins, 2011.

DUPLESSIS Robert, Transitions to Capitalism in Early Modern Europe: Economies in the Era of Early Globalization, c. 1450-c. 1820, Cambridge, CUP, 2019.



[1] Je peux ajouter, néanmoins, avoir trouvé deux fautes dans le livre : p. 301, il manque un due to, entre « all of this » et « the confused » ; p. 352, MORE OR au lieu de « MORE AT ».

[2] Les Musulmans, les Hindous, les Chrétiens, si on veut les catégoriser par leur culte, sinon selon les régions – Kilwa, Calicut…–, ou selon l’ethnicité – Juif sépharade, Gujarati (baniya)…–, qui demande plus de précision relevant de la pluralité des cultures.

[3] Cp. Nigel Cliff, The Last Crusade: The Epic Voyages of Vasco da Gama, 2011. Comme son livre porte le même titre qu’une illustration satyrique de la Grande guerre, ne peut-on pas rapprocher à l’auteur d’avoir choisi une désignation qui a pour but de critiquer Vasco de Gama, plutôt que de clarifier la nature de l’expédition ?

[4] Thomas Asbridge, The Crusades: The Authoritative History of the War for the Holy Land, 2010. Voir la conclusion du livre, où l’on trouve aussi mention de l’illustration de la première guerre mondiale du magazine satirique anglais « Punch » (plus haut).