Email to Étienne de la Vaissière

À propos de votre magnum opus

Asie Centrale 300-800, Paris, Les Belles Lettres, 2024.

Cher Étienne de la Vaissière,

J’ai méticuleusement lu toutes les pages de votre magnum opus, permettez-moi de vous écrire plus que trois paragraphes en réponse et de vous remettre une liste de onze fautes de frappes pour votre éditeur (plus bas).

En lisant j’ai senti que l’auteur m’invite à me bâtir une fondation de ce champ d’étude « Asie centrale », dont il aimerait faire pousser des ailes, qu’il s’envole avec le lecteur, qu’il s’autonomise. Le fait d’omettre largement le sort du Cachemire dans les discussions des Huns et Alxons est plus difficile à comprendre, bien que délimiter précisément les régions d’ouest en est, ce choix, je l’interprète comme la volonté d’appliquer cette recherche historique à des enjeux de l’Asie centrale aujourd’hui. Ces enjeux géopolitiques, politiques, culturels actuels… il fallait les placer dans ce contexte de longue durée afin de permettre la compréhension du présent et, comme l’ajoute le maître Marc Bloch, afin de ne pas « compromettre, dans le présent, l’action même. » Donc je vous félicite pour votre contribution essentielle qui lance selon moi le premier programme systématique allant jusqu’aux sources de ces enjeux, ainsi préparant le terrain de l’Asie centrale pour fonder une discipline.

En commençant par le climat et le rejet d’un déterminisme climatique naïf (ou réducteur, comme dans la chute de l’empire romain chez Kyle Harper) vous aviez fourni les bases pour une vrai appréciation de la région par des étudiants comme moi. Ce qui me manque un peu, c’est la faune. L’ogre annaliste en moi ne bouffe pas seulement le gibier humain, mais tout animal …mais attention seulement métaphoriquement, car comme certaines de ces populations de l’Asie centrale ancienne je m’abstiens par considération éthique… L’autre mythe que vous aviez écarté avec succès, c’est l’acéphalie politique de James C. Scott. Comme ça nous ne perdons pas la tête et puissions rester analytiques et précis en regardant les traditions politiques de statecraft pour ce qu’elles sont et pour laquelle il y a des passages dans votre ouvrage que j’ai lu avec grand intérêt ! C’est là justement un enjeu central des pauvres, de la bonne gouvernance, de l’économie politique (aujourd’hui pour l’économie de marché, la démocratie, les politiques industrielles) dont il est précieux de trouver le fil et le tracer à travers les époques (jusqu’aux Timourides, à l’époque soviétique et maoïste et au-delà), à partir des confluences indiennes/buddhiques, iraniennes, chinoises, stéppiques, arabes, etc., qui se font jusqu’à l’établissement dans les oasis de canons politiques à durée longue.

Par exemple je parle de vos citations du point de vue nomade et vos interrogations sur comment sont formés ces elitbärs et tuduns de l’administration impériale. Je me demande, par exemple, combien l’art de la politique à l’époque soviétique et le renouvellement complexe post-soviétique emprunte aux modèles antérieurs. Parce que si l’on regarde en Chine, l’élite politique et l’administration, bien que très fortement influencé par les Russes, ayant lu How the Red Sun Rose (紅太陽是怎樣升起的) j’en suis conscient, a néanmoins emprunté des anciens modèles — lantiquité gu prise comme enseignante shi , comme dans La Dispute sur le sel et le fer 鹽鉄論. Sûrement les élites politiques d’Asie centrale se posent certaines questions de la même manière qu’autrefois, un peu comme lorsqu’on voyait l’avocat d’Aung San Suu Kyi et elle-même se référer au canon Pali (une tradition de longue durée en Birmanie), et il ne me semble pas du tout apte de tenir le préjugé que le Qur’an is the only currency en Asie centrale parmi les nomades et les oasis musulmans en-deçà et au-delà des Pamirs surtout après avoir consulté le bouquin chez Belles Lettres de votre collègue Marie Szuppe 2023, ainsi que quelques Miroirs des princes.

Comme en Europe, je pense que les traditions se sont surimprimées et cela malgré le fait que l’islamisation avait préparé un terrain hostile aux échanges et donc fertile à l’implantation de cette nouvelle religion, comme vous le montrez à l’aide des questionnements Pirenniens pérennes. Juste pour vous le rappeler, Henri Pirenne avait dit entre autres : « L'islam a rompu l'unité méditerranéenne que les invasions germaniques avaient laissé subsister. » ou « Aucun commerce n'est fait par les musulmans eux-mêmes avec les chrétiens. » et « ce qui reste pour soutenir le commerce, ce sont les juifs. » Ce sont des conclusions sur lesquels vous bâtissez votre champ. L’islamisation a, parait-il désormais, déplacé « l’axe du monde » à l’ouest, mais également à l’est, avec tout le changement économique que cela entraine. Il fallut encore identifier les deux autres hiatus, en Chine et dans les steppes, afin d’expliquer les changements au système économique au-delà des Pamirs, démonétarisation (soie chinoise rompue) et monachisme aristocratique (contesté en Chine), et politique (Tibet, bassin du Tarim, Ouïgoures = à la place de l’Europe carolingienne dans l’analyse comparative).

Je trouve que vos données et arguments révolutionnent l’histoire globale médiévale. Le fossé béant entre le développement « oriental » (chinois) et occidental que tant ne savent pas comment lui faire face se clôture enfin et les choses se comparent sans besoin de théories abstraits, permettant le dialogue d’un bout à l’autre when middle ground is found.

Il est impératif d’en tirer profit pour l’avenir des Etudes centre-asiatiques. Il faut un fil directeur dans toute cette interdisciplinarité. Je voudrais bien contribuer à la construction des Etudes centre-asiatiques à l’Université de Zürich, mais je ne suis qu’un minable étudiant. Certaines idées se présentent néanmoins : rassembler les chercheurs des parties de la région, établir ensemble des problématiques communes, comme par exemple votre collègue Niccolò Pianciola l’a fait pour les Grands bonds en avant (plus généralement on parlera de tradition d’économie politique et les nouvelles politiques industrielles centre-asiatiques et le lien chinois), ou comme l’esclavage et son abolition (un phénomène qui suit des logiques régionales de longue durée [v. Jeff Eden 2018]) ou encore l’avènement de l’anti-islamisme en URSS [v. Vassily Klimentov 2024] et en Chine [v. Björn Alpermann 2021].

Fautes de frappe (corrections entre parenthèses) :

Pages

65 peuvent correspond(re)

254 il leur (fait) accepter

266 qui (en) plus est approximatif

289 le texte coranique (enlever 1er : donne) lui donne

378 aucun (enlever : n’) ordre n’est

419 Depuis le (enlever 2ème : le)

423 est qualifié (enlever : de) d’ « homme

435 la mort de Kül (T)egin

448 Sayyar entreprend (enlever 2ème : entreprend)

519 Chapitre IV. (enlever : Fragments d’histoire locale) Pouvoirs locaux

533 Chapitre XVI. (enlever : Hiatus) Trois hiatus politiques

 

Très cordialement,

Oliver Shields 席傲立