Le paradoxe de l'innovation bureaucratique (Etat chinois et orthographie)

À l’encontre de ce qu’on attendrait, nous devons beaucoup à l’innovation promue par la puissance de l’Etat dans notre société. Pour comprendre ce paradoxe, c’est la Chine qui illumine le fonctionnement de la société en Europe, plus que l’inverse.

L’idéal européen d’une dissidence galiléenne, bourgeonnant dans un milieu sous la protection du régime libéral de la république de Venise, comme l’indique la devise universitaire de Padoue — Universa Universis Patavina Libertas —, est loin d’être universellement compris et revendiqué dans les cultures scientifiques du monde entier.

Juxtaposez à cela la carrière du scientifique Shen Gua 沈括 (1031–1095). En tant qu’homme d’Etat il a dû passer par le système d’examinations 科舉, qui fait de l’appareil administratif de la Chine à cette époque une sorte de méritocratie. Bien que l’hybridation des conceptions occidentales et orientales est un processus en marche en Chine comme ailleurs, le métier bureaucratique et sa fonction innovative y reçoit encore aujourd’hui le prestige qu’on lui rend rarement en Occident, tandis que le Parti-Etat chinois essaye de maintenir l’idéal méritocratique chinois (plutôt que de démocratiser son administration, par exemple).

L’orthographie de la langue est un des domaines d’innovation dont la charge bureaucratique a toujours été plus élevée en Chine qu’ailleurs, elle connaît surtout multiples tentatives de systématisation et de simplification au fil des millénaires. Depuis la dynastie des Han orientaux (25-220 EC) on essaie de chercher une systématique à l’orthographie via les clés sémantiques. L’empereur Kang Xi 康熙 des Qing fait établir le nombre officiel de 214 radicaux, portant son nom, seulement au XVIIIe siècle, réduisant notablement la complexité de l’écriture à l’aide d’un certain lettré Mei Yingzou, réduisant à l’oubli des graphèmes et des clés sémantiques composites qui sont aujourd’hui pris en compte dans les bases de données digitales. D’autres normes ont été construits depuis, afin de mettre à jour la langue pour divers médias modernes provenant du monde occidental, notamment le codage digital des charactères en 1979. Cela a aussi permis aux tentatives de recatégorisation du XXe siècle de s’incruster dans l’expérience vécue de la langue, commençant par l’idée d’un graphème de Lin Yutang en 1917, dont ce sont inspirés tous ceux qui l’ont suivi, y compris Wang Yunwu et son système à quatre coins, approuvé par le ministère de l’éducation en 1928, ou encore Joe Becker pour l’Unicode 1.0, essayant de repérer le charactère de la manière la plus efficace en code binaire. Cet empiètement a permis à son tour de donner souffle à l’orthographie chinoise pour survivre les pressions de romanisation en 1958 et de co-exister avec le pinyin, développé par un comité bureaucratique se basant sur ce qui avait été essayé avec les campagnes d’alphabétisation en Union Soviétique, au Kirghizstan et au bords du fleuve Amour au nord de la Chine, où vivaient des populations chinoises dépassant cent mille personnes. (L’histoire de toutes ces étapes est racontée dans le livre de Jing Tsu, Kingdom of Characters: A Tale of Language, Obsession, and Genius in Modern China, 2022, que j’ai lu la semaine passée. Le rôle de la bureaucratie y est aussi considéré.)
D’un autre côté, à chaque fois la bureaucratie trouvait une solution pour l’orthographie de la langue, à chaque fois celle-ci s’embrouillait sémantiquement. Rares sont les exemples d’éclaircissement de ce que veut signaler un ensemble de traits au sein d’un charactère, lesquels se sont parfois déformés lentement par leur utilisation au quotidien et leur simplification par-ci par-là dans divers milieux sociétaux.

Les composantes Kangxi de yàn sont impossibles à interpréter, comme l’explique Eisel Mazard dans une vidéo, le processus, qu’il soit lent et décentralisé ou rapide et centralisé, a fini par réduire souvent le sens des premiers écrits pictographiques tôt ou tard à du non-sens. L’orthographie chinoise du caractère pour « hirondelle » est devenue plus frustrante à apprendre avec le temps malgré la « simplification » qui a eu lieu en plusieurs étapes.

1) inscription oraculaire

2) inscription sigillaire

3) variante du non-simplifié  

Dans l’enseignement, la rationalisation du chinois écrit se base souvent sur des petites histoires qui servent de mémorisation, mais celles-ci faussent malheureusement notre compréhension de la langue quand elles sont basées seulement sur l’orthographie moderne de la langue. Un regard plus près de l’étymologie visuelle est vu comme indésirable quand il s’agit d’enseigner des centaines, voir des milliers de caractères en une seule année. Mais ça peut être pourtant la manière la plus sûre de ne pas perdre le gout du langage écrit et le sentiment qu’on a appris quelque chose de tangible et de factuel sur la langue allant au-delà des folies de la spéculation.

La langue reflète à tout temps ses origines anciennes, surtout quand on a affaire au non-simplifié. Mon exemple que j’ai choisis dans une vidéo de Wang Yajun 王歪嘴 sur YouTube, dans laquelle il fait parade de son arrière fond bien rangé, prononçant la phrase《没那么乱了》 @0 :13, c’est le mot luàn, ou 亂 en non-simplifié, qui signifie désordre.
Pendant que les écritures alphabétiques ont une simple négation au préfixe pour ce mot (p. ex. Unordnung, disorder, αταξία, etc.), l’idéophonogramme chinois transmet un ensemble de traits difficile à décomposer à première vue et même à déchiffrer sur le format carré (
方塊字) qu’on lui a imposé à l’époque de l’imprimerie de masse. L’innovation véritable réside d’abord dans le déchiffrement de ce désordre. L’outil de Richard Sears qui nous facilite la tâche, puisqu’il rassemble de l’information étymologique et nous transmet ses hypothèses sur ce qu’on peut en tirer, nous permet de voir à quoi ce caractère ressemblait il y a longtemps et à nous-mêmes de comprendre le lien sémantique — s’il en reste un — entre le pictogramme initial et sa progéniture moderne, voir comment les vagues de systématisation et de simplification de l’écriture l’ont transformé à travers l’histoire. À partir du site, il est possible en quelques instants de récupérer toute l’information que je résume ci-dessous. Essayez-le peut-être, en cliquant sur le lien avant de lire le reste : https://hanziyuan.net/#%E4%BA%82

(1)


(2)

Ce qu’on peut en conclure, c’est que littéralement depuis l’âge de bronze (1) représentait un fil court (ou “single-thread” comme l’appelle Sears ; cp. l’étymologie de ) entre deux mains (en haut et en bas ; cp. la main dans d’autres caractères), plus clairement visibles dans la gravure sur sceau postérieure (2), laquelle rajoute ce que Sears interprète comme un bout de fil, toujours présent à droite dans le caractère simplifié , avec à gauche. Le  simplifié est identique au caractère japonais désignant un tumulte politique. Sears note : « (speaking 舌 carelessly – 乚 loose thread on a loom) » et sous «  » on retrouve dans la base de données la polyvalence de ce graphème particulier (sang, trace, eau), et notamment la signification fil présent aussi dans deux autres caractères selon Sears — 扎 et .
De ce fait, nous avons déjà une explication intéressante pourquoi le caractère
亂 s’écrit avec ces composantes-là : yāo devient 龴 et , les deux mains deviennent 受
 shòu ; et yǐ s’est ajouté du fait qu’on l’utilisait dans l’écriture sigillaire. Le remplacement de la gauche de 亂 par 舌 shé s’explique par son utilisation en japonais pendant la deuxième moitié du XXe siècle, qui lui a permis d’être pris comme modèle pour la simplification à partir de 1958.

Un peu d’archéologie amène parfois notre compréhension très loin et ajoute l’avantage d’inhiber la volonté de trouver des auto-explications d’un ensemble de traits pour lequel, admettons-le avec toute honnêteté, aucune signification serait connue davantage. Nous avions, par exemple, aucune idée pourquoi la particule  s’écrit de cette manière, or c’est probablement le caractère le plus utilisé dans la langue chinoise.

L’innovation orthographique représente une énorme tache pour une société et l’Etat chinois a joué un grand rôle dans cette innovation et son imposition au sein de la société (à travers la bureaucratie méritocratique, mais non seulement). L’Etat est donc un moyen central à la potentielle correction des impasses sémantiques dans l’orthographie actuelle, mais comme on l’a vu, c’est également lui qui a historiquement accumulé ces erreurs en négligeant l'importance de la cohérence sémantique de l’orthographie chinoise. C’est la raison pour laquelle l’étymologie visuelle (Eisel Mazard m’a indiqué ce terme quand j’ai demandé comment je devais appeler son approche) est le seul moyen qui nous aide à comprendre cette incohérence.