Les origines et sources Han 漢 de l'économie politique chinoise

ou L’Argumentation contre l’économie dirigée du fer dans La Dispute sur le sel et le fer (Yantielun 鹽鉄論)

Fruit d’une rivalité personnelle entre les deux hommes les plus puissants du gouvernement Han en 81 AEC, la Dispute sur le sel et le fer, ou Yantielun 鹽鉄論, nous montre comment la politique est débattue par l’invocation du passé et la critique des maux dont souffre le pays, révélant des idéologies politiques implicites qui fondent le débat. La réflexion économique, particulièrement développée en Chine ancienne, devient alors central dans la raison d’Etat de la dynastie Han et le restera en Chine jusqu’à aujourd’hui. En outre, les idées dans le Yantielun en particulier ont joué un rôle dans la réinvention de l’Etat à plusieurs reprises dans l’histoire de la Chine (WEBER, p. 34-39) et cela donne une certaine urgence à sa lecture en traduction par tout analyste politique.

        Je commence donc en exprimant quelques réserves sur les limites de la source pour comprendre la politique du moment six ans après la mort de l’empereur Han Wudi 漢武帝 (r. 141-87 AEC) dans le règne de l’enfant-empereur Zhao 漢昭帝 (r. 87-74 AEC). Le compilateur de la source, Huan Kuan 桓寬, s’est laissé quelques libertés de créer un discours fluide se basant sur les notes du débat. Selon Jean Levi, le traducteur de la source[1], il a transformé le débat impérial en un « message universel » qui juxtapose le modèle antique (l’antiquité gu 古 prise comme enseignant shi , Huan Kuan, p. 306), aux justifications post-hoc des changements à l’économie politique des Han. Promulguant le modèle antique d'un côté sont les Lettrés et Sages, de l'autre sont le Grand Secrétaire (GS) Sang Hongyang 桑弘羊 et ses responsables de l’administration, ces derniers se trouvant souvent à court d’arguments. Les arguments qui s’y trouvent sont rassemblés pour pouvoir délimiter l’opposition de deux positions cohérentes, ce qui ne devrait pas avoir complètement été le cas du côté des nombreux Lettrés ou des Sages, comprenant mohistes et confucéens. Du moins la différence perceptible entre Lettrés et Sages découlerait du fait que les Lettrés sont issus de l’élite agraire des commanderies et des préfectures des provinces de l’Est pendant que les Sages sont issus de l’élite métropolitaine ministériale (certains seraient de rang plutôt bas selon Jean Levi). L’unicité du discours s’explique par l’aménagement artistique qu’a opéré Huan Kuan, il l’a fait, selon son épilogue, pour sortir l’essentiel des deux positions ; bien qu’une rivalité existait entre le GS Sang Hongyang, qui contrôle l’Administration (waichao 外朝), et Huo Guang 霍光, qui, apparenté à l’épouse de Han Wudi et — comme Sang Hongyang — promu par lui, contrôle la cour intérieur (neichao 内朝). Huo Guang aurait rallié les Lettrés et Sages pour l’attaque générale contre les principes d’administration du gouvernement (Jean Levi, pp. XXIII-XXIX).

        La remise en question de la durabilité et de la viabilité des politiques inaugurées par Wudi et promulgués par Sang Hongyang repose pour les Lettrés sur la comparaison entre le désastre humain qu’a été le régime des Qin  (221-207 AEC) et la constitution de l’économie politique Han , auxquels sont juxtaposées en tant que remèdes les pratiques des temps antérieurs ou anciens, créant une conception dogmatique des leçons à tirer du passé. Ce type de discours qui essaye d’instrumentaliser l’histoire est ponctué par des descriptions du fonctionnement de l’Etat et de l’économie politique du jour. Dans mon article abordant l’économie politique des Han — les monopoles, le système monétaire et le système agraire — l'analyse se penche sur le monopole du fer, établi en 117 AEC et aboli en 88 EC ; l’institution la plus remarquable que la source arrive à illuminer quelque peu (dans les chapitres 5, 6 et 36), et qui implique le vaste phénomène novateur de la production d’outils pour l’agriculture (images 1 et 2; annexes 2-4) et les poêles pour la production du sel (images 3-5) ainsi que le contrôle d’une main-d’œuvre à cent pourcent sous ordres bureaucratiques dans des factories d’Etat qui devait être nourrie par un système d’approvisionnement, lui aussi novateur, avec tous les revenus appartenant au gouvernement. 


Image 1 Frottis d'une partie de relief en pierre de la dynastie Han, mis au jour à Mizhi, dans la province de Shaanxi, représentant un fermier avec une charrue attelée, dont le bout est ordinairement en fer, cp. annexe 2 et 3. (Source : HUNG, p. 4)


Image 2 Frottis d'une tuile de la dynastie des Han Orientaux, trouvée dans le village Anreng, à Dayi au Sichuan, avec une scène de chasse, en haut, et de récolte, en bas, les femmes collectant la récolte pendant que les hommes sont munis de faux en fer, cp. annexe 4. (Source : MET)


Image 3 Poêle fabriquée par l'Etat Han pour boullir de la saumure, afin d'évaporer l'eau dans la production du sel, trouvée au site du puits Huishazui, à Pujiang au Sichuan. (Source : Gouvernement de Pujiang)


Image 4 Relief de la dynastie Han découvert à Qionglai, au Sichuan, montrant l'extraction de la saumure souterraine à l'aide d'un puits, à gauche. Des tubes en bambou étaient utilisés pour la transporter jusqu'aux poêles, en bas à droite. À la différence du monopole du fer, dans celui du sel des privés apportant leurs propres outils se faisaient engagés par l'Etat (WEBER). La production était donc partiellement dans les mains du "peuple" min 民, mais avec la contrainte additionnelle de devoir acheter leurs poêles en fer auprès de l'Etat à cause du monopole de celui-ci sur la chaîne de production du fer. (Source : Rubbings of Han Dynasty Stone Relief)
Image 5 Ce frottis a également été fait à partir d'un relief sur tuile (cp. image 2) de la dynastie Han découvert à Chengdu. On y voit plus clairement le feu qui chauffe les poêles en fer, en bas à droite, cp. image 4. (Source : Gouvernement du Chengdu [成都市政协])

        J’expliquerai en quelques étapes comment ce système s’était mis en place, puis quel rôle les monopoles jouent dans l’économie politique des Han et comment ce rôle est remis en question dans la source. Quelles sont les conséquences politiques d’une réforme au système économique telle qu’elle est proposée par les Lettrés et les Sages ? Qui bénéficie finalement de l’abolition des monopoles ? Le contraste entre bureaucrates riches et individus pauvres produit par les politiques économiques de l’Etat est central au débat, mais notons que la dimension militaire et géopolitique, qui ne peut pas être abordée en détail ici, complique le problème du qui bono. Le monopole du fer joue un double rôle dans l’économie de guerre : d’une part le monopole permet de financer les dépenses militaires, d’autre part les fabriques permettent d’assurer la production d’armements, établies stratégiquement dans les régions frontaliers par l’Etat (un phénomène qui perdure, avec interruption, jusqu’aux Ming [2]), créant un système de distribution efficace. Je vais montrer que, néanmoins, la puissance des riches et l’impuissance des pauvres explique bien certaines rivalités au sein de l’Etat Han autour de la politique économique.

        L'autre complication du qui bono concerne la déforestation massive et ses effets (épuisement des ressources, du gibier, du sol, etc.) pour chauffer les fonderies de fer au charbon à bois. S'ajoutant à la consommation du chauffage des maisons dans l'empire, déjà dans l'antiquité la consommation d'énergie des hautes températures que nécessite la production massive des métaux érode l'écosystème naturel qui soutient les habitats humains et non-humains, mais évidemment surtout dans une perspective plus long-terme, qui est absente dans notre source.

Origines de l'économie dirigée en Chine
        
        L’économie dirigée de la métallurgie trouve ses origines dans les royaumes combattants à la moitié du premier millénaire AEC quand la production a été améliorée par la division du travail et les économies d’échelle, quand la production du cuivre s’est industrialisée et a probablement été étatisée (VON FALKENHAUSEN, sites archéologiques dans la province de Hubei). C’est aussi à cette époque que la production du fer prend de l’ampleur et transitionne vers les techniques de la fonte et du recuit. Plus seulement utilisée pour les armes de prestige, le fer, comme le bronze, est produit en masse pour subvenir principalement à la demande en outils agricoles, comme des haches (jue ) et des têtes de houe (chu ) dans la fabrique Zhonghang au Henan (carte 1).  Sous le premier empire, la monnaie, les poids et les mesures sont unifiés, mais les marchés sont clos. Pour maintenir l’unification l’Etat a besoin d’interdire la production de pièces par des privés et le cuivre doit être contrôlé pour produire les pièces nommées banliang 半兩. Ce contrôle se rétablira au deuxième siècle AEC sous les Han, de manière efficace à partir de 113 AEC (v. Ban Gu, p. 293), réinsérant l’industrie métallurgique dans la clôture impériale après une période de pénurie de la masse monétaire circulant dans l’empire, pendant laquelle la dynastie Han cherchait l’entente avec les familles puissantes frappant monnaie, rendant l’interdiction peu attrayante (YOHEI, p. 134). La domination du fer sur le bronze dans l’outillage se produit au début des Han dans l’environnement d’un marché plutôt libre, entrainant l’accumulation des ressources dans les mains de la noblesse ou des marchands, comme p. ex. l’industrialiste du fer Cho Shih, possédant 800 esclaves (Nancy Lee Swan, pp. 452-453). Quand Han Wudi crée le monopole sur le fer, l’économie dirigée de la métallurgie s’étend à une taille sans précédent, en ordonnant l’établissement d’un réseau d’offices de fer intégré afin d’approvisionner le marché en outils agricoles (v. carte 2). L'organisation de la main-d’œuvre est héritée des Qin, sous lesquels le premier office de fer (tieguan鐵官, BARBIERI-LOW, p. 647) mobilisait d’abord les condamnés au travail dur, ensuite les esclaves en main des fonctionnaires (lichenqie 隷臣妾), puis les endettés (la grande proportion de la population était redevable auprès de l’Etat), faisant finalement recours à la conscription générale d’un mois de service par an, si nécessaire (VON GLAHN, p. 105).

Carte 1 Fabriques de fer Zhonghang, y compris d'autres matières, à plusieurs km de diamètre, actives entre 375 et 230 AEC (Source : LAM, p. 134)

Les politiques économiques, tel que le monopole d’Etat, ont primordialement été conceptualisées comme la volonté du prince d’intervenir dans les conditions de l’offre et de la demande à travers l’activité commerciale de la bureaucratie, ainsi régulant les prix — nivelant la terre crue comme le potier jun 均 ou égalisant le niveau d’eau ping [3], selon la métaphore. Pourtant il n’y a pas d’équilibre parfait, sinon il serait impossible d’obtenir et d’utiliser des biens et d’en profiter dans l’échange.[4] Les chapitres du Guanzi 管子 nommés « Qing Zhong 輕重» (littéralement léger et lourd, signifiant l’équilibre de la valeur relative, ni trop légère, ni trop lourde), probablement écrits dans la deuxième moitié du deuxième siècle AEC (et non par Guan Zhong lui-même selon Allyn Rickett) informent directement les politiques de Wudi. Il y est expliqué comment les causes de la fluctuation des prix peuvent être contrôlées en accumulant des ressources clés dans les mains de l’Etat. Dans un des chapitres il est même dit qu’il faudrait garder le contrôle sur « the beginning production and final consumption of goods » (Pseudo-Guanzi, p. 497) afin d’utiliser l’effet levier du monopole, plutôt que d’utiliser les taxes en tant que revenu primaire pour financer l’Etat (« if his [the lord protector’s, O.D.S.] income is based on using men to collect taxes on men, then men become the most important factor, but if it is based on using economic methods to collect goods, then the price of goods becomes the most important factor. »).

Le monopole du fer

Dans cette logique en 117 AEC ont été créés les monopoles du sel et du fer (v. Ban Gu, pp. 275-8), déjà débattus dans les pages du Guanzi. À la page 469 deux opinions sont juxtaposées, l’une en faveur du contrôle de la chaîne de production du fer afin de fournir les outils dont la population a besoin, pouvant ainsi profiter grâce à la mainmise complète sur le prix, et l’autre — l’opinion faisant autorité dans le texte — s’y oppose, avec l’argument que les prisonniers et les esclaves s’enfuiront et le peuple forcé à faire le travail détestera le gouvernement, il serait mieux de taxer à 30 pourcent la production que le peuple entreprend par lui-même et de manipuler la valeur de l’or (augmentant le pouvoir d’achat du gouvernement).

Il nous est raconté dans le Hanshu que, quelques années après l’établissement des monopoles, en 111 AEC, Bu Shi devient Grand Secrétaire, faisant des observations qui anticipent apparemment celles des Lettrés :

While [at his duties] in that post [Pu] Shih 式 saw that in the provinces and the fiefs [the people] in many respects found it inconvenient that the central government hsien-kuan 縣官made [tools for] salt [evaporation and manufactured] iron vessels (and/or utensils) which were inferior and odious to them. (They disliked that the quality was poor), the prices were high, and that at times they were forced to buy them. Moreover, boats being taxed, traders were few in number; and articles were expensive.[5]

C’est à cause de sa critique que Bu Shi est rétrogradé une année après, pendant que Sang Hongyang prend le dessus, faisant accepter auprès de l’empereur son système innovatif de régulation des prix (v. Ban Gu, pp. 314-6).

Le monopole total sur le fer est longuement critiqué par les Sages dans le chapitre 36 du Yantielun, l’accusation de mauvaise qualité des outils, du prix trop élevé et du manque de choix faisant écho aux observations de Bu Shi ; ils y ajoutent le gaspillage et le sabotage. Les Sages expliquent en outre pourquoi la corvée habituelle sous les Han comprenant un mois de travail dur avec une périodicité de 4 mois à un an (VON GLAHN, p. 112) était souvent surpassée : « Comme bien souvent les ateliers nationaux n’arrivent pas à remplir les quotas, ils demandent assistance à la population ; ainsi les levées ne répondent plus à aucune règle ; et même si l’on procède à des rotations fréquentes pour mieux répartir la charge du travail, le seul résultat est que tous les corvéables sont également frappés et que, finalement, le peuple dans son ensemble en pâtit. » (36.7) Ces convocations étaient donc dûes à un problème de nature informatique, comme LAM l’explique à la page 222: « Any untimely delivery of information between those collaborated [sic] ironworks might have generated unnecessary waste, either in the form of over-produced products or redundant labor force. » Cela démontre en outre à quel point le peuple était esclave de l’Etat sous les conditions dictés par le règlement du monopole du fer[6] : « Les artisans [indépendants, O.D.S.] réquisitionnés par l’Etat au titre de la corvée sont nourris et vêtus par l’administration en échange des instruments de fer qu’ils fondent pour elle. » (6.1) Comme pour le service militaire (un an à la capitale, un an à la frontière), tous les hommes sont obligés de partir loin, parfois abandonnant la famille pendant la moisson. Dans leur lieu de travail ils s’attendaient à une ration de 1.33-1.66 litres de millet par jour. Les femmes restent dans la région pour remplir le même « devoir de rotation » (gengzu 更卒). Pendant les Han beaucoup de lois condamnent encore au travail forcé (au travail dur de 4-6 ans, v. le code Zhangjiashan traduit dans BARBIERI-LOW), et les lois pénalisent l’absence au devoir de rotation par un paiement par jour d’absence (BARBIERI-LOW, p. 887), comme sous les Qin[7], créant une ouverture pour les riches, qui se faisaient aussi « remplacer en achetant les services d’un homme de peine » (5.4). En plus le marché d’esclaves (v. la source de l’écrivain Wang Pao, donnant un aperçu de l’esclavage privé de cette époque) et du travail salarié, ce dernier composé généralement de populations flottantes (v. LAM, p. 90), fournissait de la main-d’œuvre aux fonctionnaires. À différencier des artisans indépendants, les artisans spécialisés sous contrôle d’un ministère spécial, le gongguan 工官, étaient indispensables dans leurs rôles de forgerons, préparateurs du matériel pour fabriquer le moule, ou superviseurs de la main-d’œuvre divisée en cellules de travail qui collaboraient sur différentes étapes de la production. L’Etat décidait et la tâche de chacun des travailleurs et il planifiait la spécialisation régionale de l’usine, maintenant la maîtrise totale sur la façon dont un outil devait être produit. Ainsi se plaignent les Lettrés : « La taille et la forme des instruments varient en fonction des lieux et des coutumes, et répondent à la commodité de l’usage qui en est fait. Si l’Etat, par son monopole, réalise l’unification des instruments de fer, les outils étant inadaptés, ils seront d’un maniement malaisé. » (5.4).


Image 6 Cimetière d'esclaves de l'Etat de la période des Han Orientaux, trouvé près de Luoyang au Henan (Source : WAGNER, p. 226)

Carte 2 Les offices de fer attestés dans les sources littéraires (Source : LAM, p. 97)

Lors de la décision de l’empereur Zhao d’abolir le monopole de fer à l’intérieur des passes (chapitre 41, au milieu du débat), ce qui semble l’emporter est justement l’image des pauvres laboureurs dans l’empire opprimés par les riches. Particulièrement important pour les Lettrés et Sages est le pauvre paysan sous contrainte d’un impôt menaçant, qui cesse de cultiver son champ pendant la corvée, à cause de la dégénération morale des fonctionnaires-marchands à la recherche du profit dans les entreprises d’Etat lucratives, car, en effet, le gouvernement central à Chang’an 長安 tirait environ la moitié de ses revenus des monopoles du sel et du fer (VON GLAHN, table 3.1). La bureaucratie entrepreneuriale est le produit de la politique mercantiliste fiscale de Wudi, se justifiant par l’accroissement des dépenses militaires pour combattre les peuples barbares de l’ouest et du nord. Pour évaluer la critique des Lettrés et Sages il faut esquisser leurs priorités économiques et militaires dans le contexte des théories de guerre juste et des effets réels des politiques économiques (l’histoire économique, depuis le Hanshu 漢書 jusqu’au Cambridge Economic History of China, est le champ d’études essayant de comprendre justement ces effets-là).

Entre idéologie et pouvoir : l'économie politique alternative proposée

Selon les Lettrés, qui semblent vouloir s’en débarrasser de toutes contraintes économiques (chapitres 2-5, 13, 15), il faudrait abolir les poids et mesures unifiés et la monnaie qui facilitent la circulation des produits, car leur circulation réduirait la qualité des produits en faveur du profit seul ; il faut réinstituer le troc et le champ communal (jingtian 井田) en redistribuant de manière égale les terres aux familles paysannes (surtout ceux devenus parcs impériaux) et rétablir l’impôt foncier, dit « location » (allégé en fonction de la récolte), laquelle (re)deviendrait la base des revenus de l’Etat.

Lorsque la parole passe aux Sages au chapitre 36, ils reprennent les idées de la réforme foncière comme alternative au financement de l’Etat par les monopoles et la régulation du commerce, insistant sur la réduction de l’impôt et des corvées (encore une fois au chapitre 39) et précisant que le mûrier et le chanvre sont à développer.

La prééminence donné à l’agriculture, appelée activité fondamentale (benye 本業), est dû à la notion qu’elle serait seule responsable de satisfaire les besoins du peuple, idée que l’on trouve également dans la pensée physiocrate du 18ème siècle en France, non sans influence de la tradition chinoise[8]. Chez le penseur Shang Yang, premier idéologue de l'empire Qin, c’est le secteur agraire qui rend l’Etat fort, seul capable de soutenir ses besoins militaires, d’où l’appellation « militarist physiocratic » de sa doctrine par Richard VON GLAHN. De manière révélateur, une citation de la cinquième des « Maximes générales du gouvernement économiques d’un royaume agricole » (1767) du physiocrate Quesnay résume bien la préoccupation des Lettrés et des Sages de protéger les cultivateurs des taxes trop élevés en même temps que l’impôt foncier devrait devenir dans leurs yeux la principale source de taxation : « LES AVANCES DE L’AGRICULTURE D’UN ROYAUME DOIVENT ÊTRE ENVISAGÉES COMME UN IMMEUBLE QU’IL FAUT CONSERVER PRÉCIEUSEMENT POUR LA PRODUCTION DE L’IMPOT, DU REVENU, ET DE LA SUBSISTANCE DE TOUTES LES CLASSES DE CITOYENS »[9]. Je reviendrai sur une autre maxime plus bas, qui, de même, s’avère plus explicite dans les intentions que notre source ne souhaiterait l’être.

Lettrés et Sages s’opposent aussi au recrutement militaire pendant la moisson (chapitre 39), qui nuirait au développement de l’activité fondamentale, infligeant faim et froid. Au 18ème siècle la Société économique de Berne, influencée par la pensée physiocratique, s’opposera par la même logique au mercenariat des hommes suisses à l’étranger, précieuse main-d’œuvre agricole (STUBER). Cependant les Lettrés et les Sages dans la source semblent renoncer complètement à la guerre contre les peuplades barbares qui entourent la Chine, mais également pour des raisons stratégiques, plutôt que morales[10] ; leur raisonnements géopolitiques se réduisant à l’économie du don, car ce comportement vertueux permettrait de séduire les ennemis, en vue de quoi ils se soumettront tout seul, sans qu’il n’y ait besoin de s’ensanglanter la lame. Les postes fortifiés et la défense devraient être abandonnés (chapitre 47), car « jadis » il n’y aurait pas eu de frontières (chapitre 49), donc pas besoin d’en imposer aujourd’hui ! À nouveau l’évocation du passé sert aux Lettrés comme cliché qui termine la pensée, pendant que la position de Sang Hong Yang a été influencé par le réalisme politique[11] de Han Fei, qui avait refusé catégoriquement d’argumenter historiquement ses propos politiques[12].

En pointant au doigt l’avarice du fonctionnariat, les Lettrés essayent de démontrer que l’administration n’a pas une véritable stratégie militaire, ni une véritable philosophie politique, qu’un autre but que le profit n’est pas recherché. Le mérite autoproclamé des Lettrés viendrait du fait qu’ils croient en la supériorité du modèle antique, faisant parti d’une élite à vocation morale ; ils prétendent que : « Parmi ceux qui s’habillent à l’ancienne mode et vénèrent les anciens principes, rares sont ceux qui commettent des actes répréhensibles. » (19.6) Les fondements de leur courant de pensée se distinguent du réalisme politique, qui semble avoir envahi l'administration pendant Han Wudi (avec Sang Hong Yang en tête), ils se distinguent de celui-ci principalement par rapport à Confucius (cité dans tous les sens) et sont généralement visibles par des citations fréquentes du Lunyu 論語, du Mengzi 孟子, du Shijing (interprété politiquement toujours). Du côté de l’administration du GS l’on cite le Shangjunshu 商君書 et le Hanfeizi 韓非子. Dans trois passages remarquables Sang Hong Yang remet en question l'image exemplaire du sage Confucius et se met à critiquer la mentalité des Lettrés de suivre cet idéal sans le remettre en question :

« De nos jours, nous voyons des confucéens abandonner la charrue pour s’adonner à l’étude de l’inutile et perdre leur temps sans aucun profit pour personne. Ils vont et viennent, traînant leur existence oisive, vrais parasites nourris et vêtus du travail d’autrui, trompant le peuple, nuisibles aux travaux des champs, obstacles à la bonne marche des affaires. Voilà la plaie dont souffre notre pays. » (20.1)

« Vous, les Lettrés, vous refusez l’équerre au nom du compas ; vous stigmatisez le cordeau et prônez le niveau d’eau. Vous ne voyez jamais qu’un aspect des choses et ne connaissez qu’un seul principe, refusant toujours de peser le pour et le contre ; telle la cigale qui n’a jamais vu la neige, vous n’ajoutez foi qu’à ce qui crève les yeux, vous cherchez à faire coller de vieux principes avec des temps nouveaux, tentative aussi vaine que de chercher à marier Orion avec le Scorpion. Vous me faites penser à des musiciens qui essayeraient de jouer la cithare avec des chevalets fixes. Vous êtes des fossiles incapables de s’adapter à la réalité. Voilà pourquoi votre Confucius n’a pas trouvé d’emploi et Mencius fut en butte au mépris des princes de son temps. » (20.7)

« Votre Confucius chassé de la principauté de Lu par son maître et de toute sa vie ne sut jamais se rendre utile. Pourquoi cela ? Parce qu’il s’arrêtait à des broutilles, et, en retard sur son temps, il ne sut jamais aller à l’essentiel. Voilà pourquoi l’empereur des Qin brûla tous les écrits de cette école et fit enterrer vifs tous ses émules. » (27.5)

        En vue de ces accusations, à travers lesquels la haine envers le courant confucéen ressort, culminant par la justification d'atrocités commises sous les Qin contre celui-ci, les Lettrés ne nient pas leur foi pour les contrecarrer ; au contraire, ils indiquent qu’en adhérant religieusement à ces principes ils éviteraient, entre autre, de succomber au désir immoral pour le profit qui entraveraient les fonctionnaires, répliquant « nous sommes sans doute prisonniers de vieilles maximes, mais vous, vous êtes esclaves du profit. » (27.4) Disant par-là littéralement qu’ils sont attachés aux principes anciennes par des menottes, zhigu 桎梏, en bois. Les Lettrés sont persuadés que « La moralité publique, et elle seule, permet de gouverner un peuple. » (55.2), afin de rétablir l’ordre selon le modèle ancien des Zhou. Vers la fin du livre les modèles anciens choisis pour l’ordre politique du présent deviennent encore plus explicites : « Les princes doivent prendre exemple sur les Trois Rois de l’Antiquité ; leurs ministres sur le vertueux duc de Zhou, les hommes d’État sur Confucius. Tels sont les principes immuables auxquels doivent se plier toutes les générations. » (55.6)

        Le poids que les Lettrés donnent à la divination et aux signes du Ciel déifié (tian ) dans la prise de décision politique, au chapitre 54 « Des calamités naturelles », relève aussi de cette mentalité religieuse de croire ce que disent les anciens. Pendant que le GS exprime son scepticisme, les Lettrés croient que « Les calamités naturelles, les signes propices ou néfastes, sont les réponses du Ciel correspondant exactement à la nature de nos actes. » (54.3) Cette croyance avait été longuement renoncée par le confucéen Xunzi (313-238 AEC) par un argument anti-déiste dans le chapitre 17 de son ouvrage homonyme (Xunzi 荀子), notamment que ces signes étaient les mêmes en périodes politiquement mauvaises et bonnes (l’un ne dépendant pas de l’autre). Selon lui la superstition humaine, qui voit des divinités et des esprits agir partout, surimprimeraient ces simples coïncidences en tant qu’actes venant du Ciel, qui deveraient diriger la conduite du seigneur. Le contenu du Xinyu 新語 de Lu Jia (206-157 AEC), un manifeste pour gouverner écrit pour guider l’empreur, nous indique que cette croyance a été persistante à l'époque. Au chapitre 11 se trouvent des passages influencés par Xunzi, mais mécomprenant ce qu’implique sa critique : « Le cours du monde reste invariable, seule la conduite des hommes fluctue. […] Lorsqu’en bas l’art de gouverner se corrompt, des altérations se produisent en haut dans le mouvement des planètes […] Un prince sage et d’avisés législateurs savent changer au signal de manifestations étranges.  Ils songent à réformer leur pratique en fonction de la nature de ces signes. » Le Xinyu a probablement fortement influencé les lettrés au 1er siècle AEC de par son statut élevé au commencement de la dynastie Han. Par contre Xunzi est cité seulement une fois dans le Yantielun et son argumentation contre la divination du Ciel ne s’y trouve point. Néanmoins l’argument de ce dernier, autant que sa vision de la nature humaine, a contribué au courant du réalisme politique à caractère anti-Confucéen que l'on retrouve dans les paroles du GS.

        Les Lettrés tirent leur légitimité politique de leur vision de l'ordre moral humain, qu’on pourrait nommer un « passéisme moral »[13]car basé sur la croyance en le système de moralité du temps des Zhou, considéré comme un âge d’or passé. Le mérite dont les Sages se voient dotés a, en contrastant aux Lettrés, encore une dimension plus populaire : ils considèrent que l’homme de bien est porte-parole du peuple. Selon eux un riche marchand-fonctionnaire ne pourrait jamais comprendre la peine d’un pauvre et proposer les bonnes décisions aux dirigeants vertueux afin qu’il rende le peuple heureux (chapitre 41). D’où vient donc cette perspicacité permettant l’homme de bien de comprendre la situation des pauvres ? Serait-ce celle d’un moine bouddhiste qui va vivre chez le pauvre (sans toucher de l’argent) ou celle d’un pauvre lui-même, qui est monté dans les rangs, comme certains de ces Sages ? Ou plutôt d’un bureaucrate taché de superviser sans attachements, ne comptant pas sur le profit à retirer d’une entreprise d’Etat ? Il est clair que ce n’est pas la perspective des pauvres eux-mêmes qui est demandée, dans une idée démocratique de leur donner un poste qui leur serait ouvert par rotation annuelle, à l’instar de la Grèce antique, ou une voix exprimée dans l’assemblée, tel que même certains royaumes en Europe médiévale en ont fait usage (v. WICKHAM).

       Le GS argumente au chapitre 6 qu’il faut réformer les magistratures, une des rares proposition qu’il émet dans le débat : « Ouvrir plus largement les portes de l’administration aux hommes capables, choisir avec plus de soin les fonctionnaires appelés à de hautes responsabilités, voilà aujourd’hui notre priorité. Ce n’est pas la suppression des monopoles qui rendra la tranquillité au peuple. » À l’opposé de ce point de vue, les Lettrés rejettent la recherche du profit par les monopoles, et argumentent qu’il n’y a pas besoin d’être riche pour être un fonctionnaire utile. Le chapitre 17 du débat, intitulé « Riches et pauvres » se tourne autour de la question de la praticabilité de cet idéal. Sans avoir de l’argent à dépenser pour l’investissement des projets d’Etat ou pour l’activité commerciale de l’administration, dans le but d’équilibrer les prix (en appliquant la méthode qingzhong 輕重, v. ci-dessus), comment pourrait-on intervenir[14] pour le bien du peuple ? En effet, quand en 1791 dans le canton suisse de Glaris un vote a institué le tirage au sort pour toutes les magistratures (sauf certaines fonctions clés), les hommes pauvres qui y participaient au tirage se voyaient forcés de renoncer à beaucoup de postes qui nécessitaient l’entretien d’un commerce d’Etat ou d’une propriété comme le bailliage (Landvogtei), revendant les postes qu’ils ont eu par le sort aux riches[15]. Gérer une fonction dans un Etat prémoderne impliquait souvent l’accès à la liquidité, or les Lettrés veulent abolir l’argent. Issues de l’élite agraire, comme mentionné au début, ils veulent transformer la société avec l’agriculture au centre et priver le fonctionnariat de moyens pour s’enrichir.

        Mais quel est réellement l’effet de l’abolition des monopoles proposée par les Lettrés ? Qui bono ? En 44 AEC[16] les réverbérations du débat refont surface et l’empereur Yuan fait abolir les monopoles pour mettre à la place la frugalité dans l’Etat, les monopoles du sel et du fer sont réinstitués trois ans après, mais le reste des politiques d’activisme d’Etat (terme de Richard VON GLAHN) diminuent. Cela avait pour effet direct — en combinaison avec l’impulse initial des cadeaux impériaux de terres à des personnes à haut rang — la concentration des terres et des richesses dans les mains d’une élite foncière, les Grands Clans haozu 豪族. Pendant l’intervalle Wang Mang (9-25 EC), cette élite soutient la restitution des Han et l’empereur Guangwu, qui suivra de 25 à 57 EC, réinitie la frugalité d’Etat confucéenne et baisse les impôts terriens au moment que les petits propriétaires perdent leurs lopins de terre aux Grands Clans, devenant leurs dépendants (v. Wang Pao, selon MOTOKO cette source décriverait les travaux de ces dépendants ruraux). Quand le monopole du fer est aboli en 88 EC (bien qu’il soit maintenu dans certains endroits jusqu’à la fin des Han) l’environnement pour un marché fleurissant bénéficie en même temps les grands propriétaires terriens, qui ont gagné en influence sur l’Etat. Un intérêt perd contre un autre, les riches marchands-fonctionnaires disparaissent presque aussi rapidement qu’ils étaient instaurés et la prescription d’une des maximes de Quesnay, que « LE ROYAUME DOIT ÊTRE BIEN PEUPLÉ DE RICHES CULTIVATEURS » (p. 240), résume bien leur chute. La question se pose si les Lettrés du premier siècle AEC envisageaient un tel changement.

La référence la plus explicite à la question « marchands vs. cultivateurs » dans les sources antérieur au débat est élaborée dans le chapitre « Qing Zhong Ding » à la page 494 du Guanzi : « Now, if you were to concentrate on money taxation, the driving force of the state would be in the hands of rich traders alone. If you were to concentrate on grain taxation, the stabilization of the state would be in the hands of rich farmers alone. »[17] Bien que la considération pour les pauvres et le dénigrement des riches en fait largement parti de la rhétorique du débat[18], qu’on trouve un tel passage opposant le régime de la bureaucratie entrepreunariale au régime de type physiocrate dans le Guanzi (une référence connue des protagonistes) indique pour moi que le transfert de pouvoir futur, des marchands-bureaucrates aux agriculteurs, pourrait bien être un élément voilé de la politique des Lettrés, peut-être attisés par la rivalité entre Sang Hong Yang et Huo Guang. Cette connexion montre du moins que l’on pouvait comprendre à l'époque l’implication du programme physiocratique pour le régime fiscal de l’empire.

L’expérience historique récente au début des Han leur avait déjà montré que l’alternative au monopole d’Etat était qu’une puissance régionale émerge établissant son propre monopole, dominant la population locale selon sa propre discipline (et non celle de l’Etat impérial). L’argument contre une telle puissance aristocratique-mercantile avait été mis en avant une fois de plus en 175 AEC par Jia Yi 賈誼 (v. Ban Gu, deuxième partie dans Swan), en référence à la cooptation régionale du monopole du cuivre nécessaire pour maintenir une intégrité monétaire dans l'empire. L'argumentation est réexpliqué par le GS dans le Yantielun (chapitre 4 et 9), lorsqu'il veut souligner le danger que cela puisse poser à l’empereur dans le cas d’une rébellion contre le centre.

Conclusion

Sous le régime fiscal des monopoles de Han Wudi le nouveau fonctionnariat est riche et puissant au détriment du reste de la société. L’impôt foncier taxait un trentième des terres, comportant 37% du revenu total de l’Etat, limitant l’enrichissement des propriétaires. L’impôt suanfu 算賦 sur les hommes valides, 22% du revenu total de l’Etat, serait selon les Lettrés égal à 50% de la valeur en monnaie du travail d’un laboureur (v. chapitre 15). La corvée était arbitraire et pesait lourd dans le quotidien d’un habitant pauvre de l’empire, qui, au nom de la distribution équilibrée des ressources, était dirigée à travailler pour enrichir les bureaucrates de l’Etat dans l’industrie du fer (les monopoles du sel et du fer comportant 20% du revenu total de l’Etat, VON GLAHN, table 3.1), leur lieu de travail pouvant facilement devenir un lieu de sédition (LAM, p. 90). Prises ensemble, ces politiques sont même plus dures que le fardeau fiscal des économies de palais occidentaux quelques siècles auparavant (env. 50% du revenu d'une personne, comme l'impôt suanfu) et sans doutes que fisc et corvée de l’ancien régime en France. Allégeant la taxation, la politique que mène l’opposition confucéenne, augmentant la dépendance du gouvernement sur l’impôt foncier en nature dans les siècles à venir, remplacera dans le long terme la domination de la bureaucratie mercantile (avec son anti-Confucianisme) par celle des puissants magnats terriens. Malgré un marché plus libre qui surgit et des redistributions de terres (conçues plutôt pour dominer, que pour libérer), les pauvres restent impuissants dans leurs activités.

Tragiquement « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la compréhension du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même. » (Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire, posthume) — et l’époque maoïste venue, le méprisable passé de l’économie dirigée du fer a été complètement oublié ou éludé. Cette fois ci, l'industrialisation, en passant par le stade de l'économie planifiée socialiste (et non le financement de l'Etat par l'effet levier du monopole), justifiait idéologiquement l'effacement absolut de la production privée du fer. Au Henan, le rapport provincial du parti communiste signale en automne 1958 que certaines des communes collectives auraient déjà : « proclaimed the transfer of all means of production to state ownership, the unified allocation and transfer of all products by the state, profits turned over to the higher authority, and production costs and commune member consumption unified and fixed by the state. » Mais dans cette province la production de fer et d’acier se réduisait par des centaines de milliers de tonnes en un an, au lieu d’accroître, détruisant l’industrie (YANG, p. 79).  Au Fengyang dans la province d’Anhui 63'000 travailleurs ont été mobilisés pour la « Campagne du fer et de l’acier » diminuant drastiquement la production agricole, par manque de main-d’œuvre (YANG, p. 275). Dans ce cas, les deux systèmes de production — métallurgique et agraire — étaient toujours aussi liés qu’à l’époque des Han. Plus largement il est éstimé qu'en 1959 en Chine la mauvaise allocation de main d'œuvre agricole par l'état a réduit la surface agricole de 10 pourcent, ce problème serait responsable pour 33 % de la baisse dans le rendement céréalier pendant la famine (1958-1961); en outre, la décision d'augmenter par 31 millions les travailleurs ruraux dans les entreprises d'Etat situées en ville entre 1957-1961 prévoyait une réquisition de céréales plus accrue de 6 millions de tonnes pour les nourrire[19]. La production de métal dans les mines bénéficiait du travail forcé des condamnés et ils devenaient à nouveau des lieux de résistance pour des révoltés qui n’avaient rien à perdre, comme détaillé dans le récit de Xu Hongci, un rescapé du goulag chinois laogai 勞改 (v. Xu Hongci, chapitres 14 à 18). Ainsi, Xu Hongci, s'est-il souvenu des conditions inhumaines du travail qu'il endurait pour six ans dans le Yunnan (p. 262) : « I remembered the victims of the Lamagu copper mine and felt an aching sorrow at the disregard for life so often seen in China. If life had been respected and valued, the necessary safety measures would have been put in place, and all those senseless deaths could have been avoided. » Tous les problèmes — du gaspillage au manque de choix — énumérés dans le chapitre 36 du Yantielun resurgissent dans l’économie socialiste.


Image 7 Haut fourneau utilisé dans la Campagne du fer et de l'acier de 1958, province d'Anhui (Source : WAGNER, p. 10)

L’argumentation contre l’économie dirigée du fer résonne facilement à travers les siècles. Il est d’autant plus impératif de réévaluer sa mise en pratique sur le plan organisationnel et à quel but, afin d’apprendre du passé pour nos analyses scientifiques de la politique.

Notes

[1] Une traduction du début existe en anglais depuis 1931, par Esson M. Gale, mais une traduction anglaise entière est prévue par Anthony J. Barbieri-Low seulement dans les prochains cinq ans ou plus.

[2] À base de donnés archéologiques ZHANG et al. argumente que même là où il n’y a pas mention d’offices de fer dans les sources (v. carte 2), des fabriques de fer locales ont été établies pour la demande locale et ils arrivaient à fournir les outils agricoles et les armes dans ces régions, dans la logique de « l’économie redistributive » conceptualisée par LAM, p. 225 (cp. Sang Hong Yang dans le Yantielun, 4.1: « Il n’y a pas d’égalité sans redistribution des richesses. »). Pour la longue durée de ce phénomène, v. l’article de CHEN.

[3] L’étymologie visuelle de ces deux caractères nous informe de l’imagerie. La deuxième finit à partir de 110 AEC par remplacer la première, encore présente p. ex. dans le code Zhangjiashan (BARBIERI-LOW).

[4] V. p. 308 : « When water is perfectly level, it will not flow. » ; p. 479 : « if there were no fluctuation in price differential, goods could not be obtained and utilized. » ; et p. 497 : «When administering the country, if prices are always the same, there will be no way to make a profit, but if prices fluctuate by ten, profits may be increased by a hundredfold. »

[5] J’ajoute les caractères, toutes les parenthèses sont dans la traduction de Nancy Lee Swan, à la page 311.

[6] Cp. LAM, “Organization and labor division of ironworks”, pp. 199-151.

[7] La comparaison entre les lois du corpus Liye (dynastie Qin) et du corpus Zhangjiashan (dynastie Han) permet de mieux connaître ces continuités, surtout que les lieux où ils ont été trouvés sont assez loin l’un de l’autre pour permettre certaines généralisations, v. carte en annexe.

[8] Quesnay fait publier « Despotisme de la Chine » en 1767, la même année que le recueil « Physiocratie », où se trouvent les « Maximes » cités plus bas. Sur les divergences considérables entre physiocratie et tradition chinoise cp. VON GLAHN, p. 109.

[9] Quesnay, p. 239, cité tel quel.

[10] Ce constat contre-intuitif ne me serait pas venu sans les passages de Xunzi, pp. 160-1 et 164, et de Mencius, p. 162-3, cités chez LEVI, « Théories de la guerre juste », pp. 133-167, qui conclut par rapport à la justification de la guerre, p. 165 : « La différence entre les confucéens et les légistes s’estompe donc. »

[11] Proposé par Allyn Rickett (2001) et Kai Vogelsang (2017) pour des raisons différentes mais compatibles, le terme réalisme politique implique un intérêt porté à la réalité politique de tout gouvernement — la guerre, l'administration de justice, l’intervention économique, etc. — et la volonté (primaire) d’agir sur elle pour atteindre un but politique, incluant les auteurs inconnus du Guanzi autant que Shang Yang, et même certains éléments chez des auteurs confucéens, comme Xunzi. Ce terme est utilisé au lieu de « légisme », puisque ce dernier pose problème en réduisant différents modèles politico-économiques à la seule dimension du règne par des lois sévères, qui ne sont pas exclus par le confucianisme non-plus. Cp. l’usage de « political realism » chez Eirik Lang Harris (2016) pour analyser la philosophie politique de Shen Dao, et son adoption également par WEBER (2021), v. p. 40, note 19.

[12] VOGELSANG, p. 123 : « Die Geschichte könne überhaupt keine Vorbilder liefern, so sein [Han Feis] Argument, da die Zeiten sich geändert hätten : »Vergangenheit und Gegenwart haben unterschiedliche Sitten, Neues und Hergebrachtes bedürfen unterschiedlicher Massnahmen.« » Des formules similaires sont prononcés par Sang Hongyang dans le Yantielun.

[13] Allusion au terme « moral futurism » de Karl R. POPPER pour désigner l’adhérence au système de moralité imaginé être celui de la société future (ou de l’utopie). Il développe cette notion pour critiquer l’idéologie communiste de Karl Marx (la comparant ainsi avec le « moral positivism » dogmatique de Hegel).

[14] L’intervention du fonctionnaire est prise très littéralement dans la symbolique du GS, qui pose le problème de l’intervention immédiate pour aider le peuple en deux métaphores : sauver l’homme qui se noie (répétée dans le texte) et la maison qui brûle (apparaissant en conclusion du débat).

[15] MELLINA et al.

[16] Me basant sur VON GLAHN pour ce qui suit.

[17] C’est un passage en faveur des monopoles, qui continue ainsi : « However, if you use moving words and persuasive speeches to produce a flow of goods on all sides, you alone will be able to take advantage of the situation, and we will be able to foresee both the beginning production and final consumption of goods, as well as their price. » et à la fin de la section « You must levy your taxes on beginning production and final consumption of goods and skillfully oversee the process through your orders. »

[18] Dans le même chapitre du Guanzi que je viens de citer, des politiques qui bénéficieraient aux pauvres sont discutées, pp. 489-492.

[19] KUNG, p. 657 et note 114. KUNG estime que l'effet météorologique adverse sur sur le rendement céréalier est de 27.6 % (et donc moindre que celui de la mauvaise allocution de la main d'œuvre) pour la période de 1959-1961. 6 millions de tonnes de céréales correspond un peu près au taux de céréales prévu à l'exportation du pays en 1959 et 1960 dans le but de repayer la dette élevée de 1.5 Mrd de yuan due à l'URSS. KUNG (p. 668) note l'estimation de Kasahara et Li que ces exportations sont responsables pour 15 % des morts en l'an 1960 de la famine du grand bond, car requisitionnés de manière arbitraire et inégale. Ensemble, le poids de ces deux conditions — météorologiques et d'endettement, toujours pris comme coupables dans la propagande pro-maoïste  est alors un peu près égal à celui de l'économie dirigée du fer dans son impact sur la famine dans les milieux ruraux.

Bibliographie (selon les modalités en histoire ancienne à l’UNIGE)

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Annexe 1 : Distance entre les sites de trouvaille des deux corpus de lois du puit de Liye à Longshan de la dynastie Qin et de la tombe Zhangjiashan à Jiangling de la dynastie Han.

(Source : Google Maps)

Annexe 2 : Un soc de charrue de la dynastie Han en fonte moulée. Cet outil agricol en fer est exposé au Shaanxi History Museum.


(Source : Wikimedia Commons)

Annexe 3 : Un soc de charrue plus complet, ainsi qu'un râteau maraîcher.


(Source : Baidu Images)

Annexe 4 : Assemblage d'outils agricoles en fer de la dynastie Han, dont des fragments de faux dans le quart en bas à droite.


(Source : Baidu Images)